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FragmentationsGlobalesInterview au journal C4 , No 147/148 Septembre/Octobre 2006, Liege, Belgique Ilias Marmaras est un des représentants d’un groupe international d’artistes, « Personal Cinema », basé à Athènes et s’occupant d’art politique. Nous l’avons rencontré à l’occasion de sa venue à Liège pour l’exposition « Images publiques ». Ce groupe travaille sur un concept inédit, celui de « balkanisation ». Pour Marmaras, la balkanisation est la fragmentation schizophrénique des cultures et des identités dans un contexte de globalisation. Selon lui, le phénomène dépasse largement le cadre géographique des Balkans et est repris comme concept politique par des activistes du monde entier. Ilias Marmaras : Nous sommes la délégation du Personal Cinema, d’un groupe international basé à Athènes qui est collectif et qui s’occupe de nouveaux médias et d’activisme. Chaque année, nous faisons des projets politiques. C4 : C’est politique ? I. M. : Oui, c’est de l’art politique ou de la politique de l’art et nous sommes ici pour présenter un projet qui s’est développé au cours de ces trois dernières années, projet qui a à faire avec la guerre, la construction et l’identité de la péninsule balkanique mais aussi avec les frontières européennes et les identités européennes. En fait, il s’agit d’une plate-forme dans laquelle on accueille le travail des artistes en provenance des Balkans mais aussi du monde entier. Il y a 55 artistes de 16 pays qui ont contribué à l’installation de vidéos mais aussi de textes, de photos et du matériel en général auquel nous avons donné la forme d’un jeu vidéo qui correspond à la construction imaginaire de ce qui est appelé la péninsule balkanique. Le projet a été présenté déjà dans pas mal de villes et de capitales. Et puis, c’est aussi un projet Internet qui peut être visité par tout le monde. C4 : Vous avez donc présenté dans plusieurs pays un projet qui sonde la problématique balkanique ? I. M. : C’est basé sur le problème balkanique, mais cela correspond à un concept plus vaste, celui de « balkanisation », c’est-à-dire la fragmentation, la division schizophrénique des cultures et des identités qui est en fait un problème directement lié à ce qu’on appelle aujourd’hui la globalisation. Le principe, c’est que là où l’on a de la globalisation, on a en même temps la balkanisation. Ça veut dire que ce sont deux de ces termes que les théoriciens appellent « dialectiquement liés ». Un exemple. Les pouvoirs veulent intervenir dans une région, la changer, c’est-à-dire avancer un projet de globalisation, comme c’est le cas en Irak. Alors, ils trouvent une minorité et commencent à la faire se coucher en l’obligeant à se défendre et à montrer son identité. A partir du moment où cette minorité tombe dans le piège de promouvoir son identité commence le processus de « balkanisation » : la minorité s’isole et il est beaucoup plus facile de la manipuler. C4 : Avez-vous présenté ce projet parce que vous êtes Grec et que vous êtes très préoccupé par ce qui se passe dans la guerre des Balkans ? I. M. : Ça, c’est une des raisons, mais ce n’est pas la principale. La raison première repose sur les problèmes des Balkans dans les années 90. Mais en même temps, on a réfléchi à la forme que prend ce que l’on appelle les nouveaux médias et qui donne de nouvelles possibilités d’expression et surtout offre l’opportunité d’une nouvelle manière de distribuer la production artistique et activiste. Une production qui dès lors ne peut plus être contrôlée comme on le voit sur la scène de l’art contemporain. D’habitude, les artistes produisent un objet qui peut être contrôlé par le système de la distribution et détourné par rapport à la volonté de l’artiste. Les nouveaux médias, c’est plutôt la création de networks. C4 : Ce travail qui a été présenté dans plusieurs villes a-t-il été perçu de la même manière partout ? A Skopje ou à Athènes, les gens doivent se sentir plus proches de la problématique qu’à Liège, Copenhague ou Londres, non ? I. M.: Cette question est intéressante. D’abord, dans la péninsule, il y a eu des différences d’une ville à l’autre. En Grèce, pays qui fait géographiquement partie des Balkans, le pouvoir ne considère pas le pays comme balkanique ; au niveau politique ou social, il met surtout l’accent sur la participation de la Grèce depuis les années 80 à l’Union Européenne. À cause du passé historique de la Grèce, les Grecs ne considèrent pas leur pays comme mêlé aux problèmes balkaniques, pourtant il y est mêlé. C’est un pays qui a une petite force impériale, d’ailleurs. C4 : Est-ce que c’est lié au fait que la Grèce est un pays orthodoxe ? I. M.: Bien sûr, la religion est très importante. On a trois ou quatre religions aux Balkans : les catholiques, les orthodoxes, les musulmans et les juifs. La majorité de la population est orthodoxe, mais cela ne veut pas dire que les orthodoxes ont le pouvoir partout. Par exemple, dans l’ex-Yougoslavie, en Croatie, ce sont les catholiques. Dans l’histoire des Balkans, c’est assez complexe et finalement, il n’y a pas une seule solution et une seule manière d’expliquer pourquoi tout ceci s’est passé, ni pourquoi une situation pourrait se reproduire. C’est chaotique, c’est fractal, comme disent les théoriciens du Chaos. Lorsque l’on veut trouver les causes, on peut voir le détail, mais on ne peut pas avoir un point de vue complet et lorsqu’on s’éloigne, cela devient abstrait. C4 : Pour moi, il y a encore là des restes du démantèlement de l’Empire Ottoman. Vous êtes toujours à la frontière entre l’Europe et le Moyen-Orient.. I. M.: Ce sont les frontières européennes et asiatiques. C4 : Il y a eu dans les Balkans la présence de Byzance et puis ensuite de l’Empire Ottoman…Comment l’Occident a-t-il considéré cette zone-là par rapport à l’Islam ? I. M. : Mais c’était l’époque de l’Empire austro-hongrois où les Balkans ont joué le rôle de tampon dans plusieurs conflits, notamment avec la Russie. Même aujourd’hui, les Balkans restent un point chaud qui contrôle la zone entre la production de gaz et de pétrole, et l’Europe. C’est encore la même chose, c’est pour cela que l’on ne peut jamais vraiment avoir une notion claire pour les Balkans. Car, en fait, les pouvoirs utilisent chaque fois cette zone de la manière qu’ils veulent pour des questions géopolitiques. C4 : Connaissez-vous dans les Balkans ou en Europe d’autres personnes qui font, comme vous, de l’activisme politique à travers l’art ? I. M. : Mais oui, bien sûr, il y en a un peu partout. Ce qu’on appelle les nouveaux médias et qui a débuté dans les années 90 s’est développé avec la présence d’Internet et a donné la possibilité aux artistes de créer des réseaux. C4 : Ça existe en Belgique ? I. M. : Oui, ça existe en Belgique. Il y a des petits groupes qui se mettent en rapport avec des artistes et des activistes d’ailleurs. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’une scène bien définie, mais elle est structurée à sa façon. Par exemple, dans le groupe Personal Cinéma, il y a des Américains, des Anglais, des Belges, des Italiens, il y a un peu de tout le monde, des Turcs, des gens des Balkans, mais nous ne formons pas une équipe intime de la même manière que des équipes se sont formées dans les années 60 et 70, où l’on avait des groupes bien précis avec des revendications claires. Il s’agit plutôt ici d’un réseau rhizomique, horizontal. Il n’y a pas de hiérarchie, ni de position géographique. Et la raison de cela est la présence de machines intelligentes de communication qui offre la possibilité d’une communication différente et d’une forme d’expression nouvelle. C4 : Oui, mais alors, c’est en contradiction avec ce que tu disais au départ. Là, c’est une tentative de laisser tomber la balkanisation. Si on crée un réseau rhizomatique, comme tu dis… I. M. : C’est un réseau souterrain sur lequel il n’y a pas de contrôle, et qui ne peut pas être si facilement balkanisé. Ces réseaux sont en même temps forts et très denses, car si quelqu’un essaie une fois d’intervenir, le réseau se casse pour se reconstruire quelque part ailleurs, d’une autre manière et sous une autre forme. C’est une tactique… C4 : Est-ce de l’espoir ? I. M. : De l’espoir ? Oui, je suppose qu’il y a toujours de l’espoir… Dans la pensée, nous sommes pessimistes, mais en ce qui concerne nos désirs, nous sommes optimistes. Pessimistes dans la tête, mais optimistes dans le cœur. C4 : Mais ce qui reste très curieux pour moi, c’est le mot « balkanisation ». Il reste historiquement chargé, c’est-à-dire qu’il fait partie de votre histoire à vous I. M. : C’est plus que ça. Aujourd’hui, le terme « balkanisation » représente un concept politique qui est utilisé par tous, par les activistes et par le pouvoir en même temps. Si on tape sur Google le mot « balkanisation », on va voir 80.000 résultats et seulement une petite proportion de ces résultats se référent directement aux Balkans. On trouve par exemple le mot « balkanisation » dans le système chinois pour activer le produit ; on utilise également le mot dans ce qu’on appelle les grilles d’électricité à San Francisco. « Balkanisation » en fait, cela désigne aujourd’hui cette recherche simultanée de globaliser et de diviser, de fragmenter. C’est quelque chose qui ne peut pas être facilement perçu par les gens s’ils n’ont pas de références et d’images spéciales et compréhensibles, parce que c’est un terme contradictoire. C4 : Connaissant un peu la Belgique, pensez-vous qu’il y ait ici un terrain fertile pour la «balkanisation»? I. M. : La balkanisation utilise parfois le nationalisme ou la religion. En Albanie, par exemple, c’est la religion, et en Belgique, c’est plutôt le nationalisme. Mais on peut dire que toute l’Europe est balkanisée. Qu’est-ce que l’Europe ? Qu’est-ce que l’identité européenne ? C’est une identité qui est formée sur la fragmentation. C4 : Pour conclure, diriez-vous q’un artiste peut vivre sans balkanisation ? I. M. : Je pense que ce n’est pas une question uniquement pour l’artiste. Personne ne peut vivre sans identité, que l’on soit ingénieur, professeur ou ouvrier, tout le monde est obligé d’avoir une identité. À partir du moment où l’on est obligé par le pouvoir à avoir une identité, on risque d’être balkanisé. À n’importe quel moment, le pouvoir ou simplement votre voisin voudra savoir…Avoir une identité, c’est déjà le début de l’enfer. Car l’identité, c’est ce qui nous donne un personnage, c’est en même temps ce qui nous forme, ce qui nous donne une conscience mais aussi ce qui peut nous tuer, ce qui peut nous rendre balkanisé, fragmenté, divisé, coupé. 'Propos recueillis par Antaki' |